L’Internet va-t-il devenir un nouveau canal de distribution pour les chaînes de télévision, au même titre que l’hertzien, le câble, le satellite, le mobile et la TV par ADSL ? Aux Etats-Unis, avec le printemps, on assiste à l’éclosion d’essais des grands networks comme ABC, Warner, Fox et CBS. Ils testent tous, les uns après les autres, la TV sur le web dont la principale caractéristique est d’être financée comme leurs réseaux traditionnels par des coupures publicitaires. Une nuance toutefois par rapport au mode de diffusion broadcast : il ne s’agit pas d’expériences de multicast (le même programme vu par tous, au même moment) mais de télévision délinéarisée avec des programmes récents à la demande. L’internaute-téléspectateur choisit son épisode de feuilleton télévisé – pour lequel le diffuseur a acquis les droits Internet auprès du producteur – dans une liste de contenus mis à disposition sur le site web de la chaîne et l’heure à laquelle il souhaite le visionner en streaming.
ABC – filiale de Disney – a ouvert le bal de l’Internet le 1er mai, avec la mise en ligne d’épisodes de ses séries TV à succès, quelques heures seulement après leur passage à l’antenne. L’expérimentation doit durer deux mois, le temps d’évaluer si ce type de business model créé de la valeur ou cannibalise la télévision. La diffusion sur ce site dédié des derniers épisodes de « Lost », « Desperate Housewives », « Alias » et « Commander in Chief » n’est accessible qu’aux internautes américains, sauf à passer par un proxy pour masquer son adresse IP française et tromper les serveurs vidéo du site.
Comme l’explique sur son blog Mike Davidson, un ancien dirigeant de Disney qui avait travaillé sur le projet, l’expérience utilisateur est très agréable, même si la vidéo servie dans un format Flash n’est pas en plein écran.
Cette nouvelle initiative numérique du groupe Disney fait suite au lancement en novembre dernier de la vente d’épisodes le lendemain même de leur diffusion TV. Pour 1.99 dollars, les Américains peuvent télécharger depuis iTunes Music Store les séries TV les plus populaires sur leur baladeur vidéo.
Cette dynamique d’ouverture des catalogues de programmes par les Majors et les diffuseurs vise à monétiser au plus vite l’audience, notamment celle des fans, avant que le piratage ne casse la chaîne de la valeur qui lie producteurs / chaînes de télévision / annonceurs publicitaires. Quelques heures après leur diffusion télévisée, les grandes séries américaines comme « 24 heures » ou « Lost » sont en effet disponibles sur les réseaux peer-to-peer du type Bittorrent, parfois même en haute définition et avec les sous-titres en français.
Toutefois, les grands networks nationaux américains – dont les revenus reposent en partie sur la syndication de leur programme et de la publicité auprès des stations TV locales – vont aussi devoir associer leurs affiliés à ces expériences online, sous peine de les voir partir pour un réseau concurrent. C’est ainsi qu’ABC annonce aujourd’hui qu’il relaiera ses épisodes TV sur les sites web de cinq de ses affiliés, afin de ne pas se les mettre à dos générer du trafic supplémentaire.
Même approche pragmatique pour Warner Brothers. Bruce Rosenblum, le président de Warner Bros. Television Group, annonce aujourd’hui aussi dans un entretien au Wall Street Journal que ses stations locales pourront diffuser gratuitement sur leur site web des épisodes de la série à succès « Two and a Half Men » avec Martin Sheen. Un spot publicitaire de 15 secondes, impossible à éviter, s’affichera au début de chaque épisode. Les revenus web seront partagés à part égale entre le network et ses affiliés.
Autre expérience à suivre aux Etats-Unis, le service Innertube que CBS vient de lancer. Le positionnement est différent et complémentaire de CBS.com. Cette chaîne de télévision broadband – qui contrairement aux séries d’ABC peut être vue plein écran sur l’ordinateur – n’a pas pour vocation de rediffuser sur le web tous les shows du network, mais seulement une sélection de programmes. Innertube proposera des contenus exclusifs au online et donnera aux séries les moins performantes en TV une nouvelle chance de trouver leur public sur le web. Un regret, le nom du service est peu trop proche de YouTube, service d’hébergement de vidéos personnelles, d’où un risque de confusion pour l’internaute.
L’un des enjeux de cette télévision sur Internet est d’aller au-delà de l’expérience de visionnage à la demande en proposant une véritable interactivité avec le public. Dans une analyse récente (merci pour le document, Eric), Josh Bernoff du cabinet Forrester Research estime que les vidéos sur le web financées par la publicité sont un excellent moyen pour les networks de vaincre la fragmentation des audiences télévisées, la saturation des espaces publicitaires et l’usage de la fonction « ad-skipping » sur les terminaux à disque dur. Mais il suggère aussi que les grandes chaînes se tournent vers les communautés en ligne pour fidéliser leur audience et accroître leurs revenus publicitaires.
Aux Etats-Unis, je ne serais pas surpris que Fox annonce rapidement la mise en ligne de ses séries phares comme « 24 heures » sur le portail MySpace acquis par la maison-mère News Corp, histoire d’aller encore plus loin que son site broadband « 24 inside » dédié aux fans de Jack Bauer, et que la chaîne NBC fasse de même auprès de sa communauté iVillage.
Cette tendance au « média participatif », sur laquelle j’avais commencé à travailler dès l’an 2000 aux côtés de Michel Meyer et Olivier Heckmann chez MultiMania, ne se dément pas dans l’univers audiovisuel. Même la vénérable institution qu’est la « Beeb » en Grande-Bretagne y croît. Mark Thompson, le PDG de la BBC, ne cache pas que son futur site web, avec des services de VOD thématiques mais aussi de vidéoblogs personnels, est au cœur de sa stratégie « Creative Future ». Lire à ce propos, l’analyse de David Card de Jupiter Research que j’avais rencontré avec l’Institut Multi-Média à New York en mars.
Nous n’en sommes qu’aux prémices de la TV 2.0. En France, on attend de voir à quoi va ressembler « le.buzz » (nom officiel « WAT.tv », pour We Are Talented) , service communautaire mêlant télévision traditionnelle et vidéopodcasting, que doit lancer prochainement TF1 sur plusieurs plateformes numériques (web, mobile, satellite ?). Cette télévision produite à partir de contenus générés par les utilisateurs (user generated content) devrait faire la part belle à la musique. Côté vidéoblogging, à défaut d’avoir été racheté par eTF1 en début d’année – bien que des discussions aient eu lieu – , DailyMotion fournira la solution logicielle pour l’hébergement de la communauté de vidéastes. Patrick Le Lay se livrera peut-être à des révélations à la fin de la semaine, lors de la conférence de l’EBG sur l’avenir de la distribution TV annoncée en conclusion de ma précédente note sur la TV par ADSL.